jeudi 23 août 2007

Que sait-on...?

Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, 11 allée Marguerite, d'un juif et d'une Flamande qui s'étaient connus à Paris sous l'Occupation. J'écris juif, en ignorant ce que le mot signifiait vraiment pour mon père et parce qu'il était mentionné, à l'époque, sur les cartes d'identité. Les périodes de haute turbulence provoquent souvent des rencontres hasardeuses, si bien que je ne me suis jamais senti un fils légitime et encore moins un héritier. Ma mère est née en 1918 à Anvers. Elle a passé son enfance dans un faubourg de cette ville, entre Kiel et Hoboken. Son père était ouvrier puis aide-géomètre. Son grand-père maternel, Louis Bogaerts, docker. Il avait posé pour la statue du docker, faite par Constantin Meunier et que l'on voit devant l'hôtel de ville d'Anvers. J'ai gardé son loonboek de l'année 1913, où il notait tous les navires qu'il déchargeait : le Michigan, l'Élisabethville, le Santa Anna... Il est mort au travail, vers soixante-cinq ans, en faisant une chute. Adolescente, ma mère est inscrite aux Faucons Rouges. Elle travaille à la Compagnie du gaz. Le soir, elle suit des cours d'art dramatique. En 1938, elle est recrutée par le cinéaste et producteur Jan Vanderheyden pour tourner dans ses « comédies » flamandes. Quatre films de 1938 à 1941. Elle a été girl dans des revues de music-hall à Anvers et à Bruxelles, et parmi les danseuses et les artistes, il y avait beaucoup de réfugiés qui venaient d'Allemagne. À Anvers, elle partage une petite maison sur Horenstraat avec deux amis : un danseur, Joppie Van Allen, et Leon Lemmens, plus ou moins secrétaire et rabatteur d'un riche homosexuel, le baron Jean L., et qui sera tué dans un bombardement à Ostende, en mai 1940. Elle a pour meilleur ami un jeune décorateur, Lon Landau, qu'elle retrouvera à Bruxelles en 1942 portant l'étoile jaune. Je tente, à défaut d'autres repères, de suivre l'ordre chronologique. En 1940, après l'occupation de la Belgique, elle vit à Bruxelles. Elle est fiancée avec un nommé Georges Niels qui dirige à vingt ans un hôtel, le Canterbury. Le restaurant de cet hôtel est en partie réquisitionné par les officiers de la Propaganda-Staffel. Ma mère habite le Canterbury et y rencontre des gens divers. Je ne sais rien de tous ces gens. Elle travaille à la radio dans les émissions flamandes. Elle est engagée au théâtre de Gand. Elle participe, en juin 1941, à une tournée dans les ports de l'Atlantique et de la Manche pour jouer devant les travailleurs flamands de l'organisation Todt et, plus au nord, à Hazebrouck, devant les aviateurs allemands. C'était une jolie fille au cœur sec. Son fiancé lui avait offert un chow-chow mais elle ne s'occupait pas de lui et le confiait à différentes personnes, comme elle le fera plus tard avec moi. Le chow-chow s'était suicidé en se jetant par la fenêtre. Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu'il me touche infiniment et que je me sens très proche de lui. Les parents de Georges Niels, de riches hôteliers bruxellois, ne veulent pas qu'elle épouse leur fils. Elle décide de quitter la Belgique. Les Allemands ont l'intention de l'expédier dans une école de cinéma à Berlin mais un jeune officier de la Propaganda-Staffel qu'elle a connu à l'hôtel Canterbury la tire de ce mauvais pas en l'envoyant à Paris, à la maison de production Continental, dirigée par Alfred Greven. Elle arrive à Paris en juin 1942. Greven lui fait passer un bout d'essai aux studios de Billancourt mais ce n'est pas concluant. Elle travaille au service du « doublage » à la Continental, écrivant les sous-titres néerlandais pour les films français produits par cette compagnie. Elle est l'amie d'Aurel Bischoff, l'un des adjoints de Greven. À Paris, elle habite une chambre, 15 quai de Conti, dans l'appartement que louent un antiquaire de Bruxelles et son ami Jean de B. que j'imagine adolescent, avec une mère et des sœurs dans un château au fond du Poitou, écrivant en secret des lettres ferventes à Cocteau. Par l'entremise de Jean de B., ma mère rencontre un jeune Allemand, Klaus Valentiner, planqué dans un service administratif. Il habite un atelier du quai Voltaire et lit, à ses heures de loisir, les derniers romans d'Evelyn Waugh. Il sera envoyé sur le front russe où il mourra. D'autres visiteurs de l'appartement du quai de Conti : un jeune Russe, Georges d'Ismaïloff, qui était tuberculeux mais sortait toujours sans manteau dans les hivers glacés de l'Occupation. Un Grec, Christos Bellos. Il avait manqué le dernier paquebot en partance pour l'Amérique où il devait rejoindre un ami. Une fille du même âge, Geneviève Vaudoyer. D'eux, il ne reste que les noms. La première famille française et bourgeoise chez laquelle ma mère sera invitée : la famille de Geneviève Vaudoyer et de son père Jean-Louis Vaudoyer. Geneviève Vaudoyer présente à ma mère Arletty qui habite quai de Conti dans la maison voisine du 15. Arletty prend ma mère sous sa protection. Que l'on me pardonne tous ces noms et d'autres qui suivront. Je suis un chien qui fait semblant d'avoir un pedigree. Ma mère et mon père ne se rattachent à aucun milieu bien défini. Si ballottés, si incertains que je dois bien m'efforcer de trouver quelques empreintes et quelques balises dans ce sable mouvant comme on s'efforce de remplir avec des lettres à moitié effacées une fiche d'état civil ou un questionnaire administratif.

Patrick Modiano, "Un Pedigree", Gallimard, 2005.



Que sait-on des rêves et des amours de nos parents ?

Je viens d'une famille où l'on ne raconte rien d'intime, rien de personnel, et surtout pas les erreurs de jeunesse, les passions, les amours, les égarements. Les parents doivent être des modèles pour leurs enfants et, comme les deux postures ne sont absolument pas comparables, on ne peut pas raconter...

Je suis pourtant née d'un égarement...

De cet égarement est né à son tour un amour très fort, très profond, qui les unit encore aujourd'hui. Je suis fermement persuadée que dans leur vie à chacun, il y a la recherche du bonheur de l'autre. Quand je regarde les couples qui ont "bien vieilli", qui sont encore heureux, je trouve toujours cet ingrédient essentiel : la volonté farouche de rendre la vie de l'autre jolie. J'ai l'intuition que le secret de la lutte contre la routine se trouve là.

Mais j'en reparlerai plus tard... je reviens à mon mouton (shaun the sheep ?).

Je ne vois donc pas du tout le mal qu'il y aurait à se raconter, à partager les espoirs, les doutes, les erreurs, les rêves de sa vie de jeune homme, de jeune femme. J'aimerais tellement savoir comment ma mère voyait l'amour à 17 ans, comment elle s'est construite, pourquoi elle a été blessée, grâce à quels rêves elle s'est relevée...

J'aurais aimé que mon père m'explique pourquoi les hommes aiment les femmes, comment ils choisissent celle avec laquelle ils vont cheminer, ce qui compte pour eux, ce qui les rend heureux.

Je n'ai reçu aucune "éducation" dans ce domaine. Je me construis seule... et ça me manque tellement...




(J'aime à la folie les photos du couple Marilyn Monroe et Arthur Miller. Leur relation est complètement destabilisée, passionnée, fragile et cette pointe de souffrance qui se décèle au loin chez chacun des deux... chacun fragile à sa façon).

1 commentaire:

Anonyme a dit…

"Quand je regarde les couples qui ont "bien vieilli", qui sont encore heureux, je trouve toujours cet ingrédient essentiel : la volonté farouche de rendre la vie de l'autre jolie."

c'est si beau et si vrai...